La Belgique se raconte (III)

Et puis Jefferson lança sur moi le voile de son regard pour m'écarter de cette coupe. Je le sentis très distinctement se poser sur moi et m'effleurer comme une invitation au voyage pour se reprendre et se remettre à espérer. Je levai la tête et effectivement, il me regardait. Jefferson habitait la maison mitoyenne à la mienne : on se connaissait et depuis le temps où il était installé ( au moins une vingtaine d'années selon mon père) : il m'avait vu grandir. C'était quelqu'un de très gentil et il arrivait de temps à autre qu'il m'apostrophe pour discuter de tout et de rien. Très cultivé, il avait été soldat durant la Deuxième Guerre Mondiale et il me racontait souvent des histoires s'y rapportant avec son accent américain qui donnait une musicalité réellement envoûtante au récit. Pourtant les gens s'en méfiaient un peu. Peut-être à cause de son passé,peut-être à cause de sa nationalité, peut-être parce qu'il était métisse tout simplement. Un subtil mélange de noir et blanc qui voyait cependant la vie en couleurs. Prenant le soleil, juché sur son éternel fauteuil à bascule en bois, il me regardait fixement en grattant distraitement les cordes de sa guitare en me lançant l'un de ses sourires flamboyants. Une invitation au dialogue. Au réconfort. Un phare pour ramener à bon port la barge de ma raison.

« -Qu'est-ce qui ne va pas, Lucas? , me demanda t-il de prime abord, tu sembles triste et nerveux aujourd'hui. »
En même temps, il sortit de ses incommensurables poches une barre chocolatée qu'il me tendit. Je la pris avec reconnaissance.
« -Hé bien ... , commençais-je avec hésitation, ... J'ai peur.
- De quoi?
- Du monde.
Je lui racontai tout le cheminement de pensée qui m'avait amené à considérer la « Belgique » comme un monstre gargantuesque à bedaine ronde.
Jefferson eut un sourire . Pas un sourire moqueur qui vous fait sentir imbécile. Non un vrai sourire, celui qui transmet de la joie et réchauffe le cœur.
« - Rassure-toi, la Belgique , ce n'est pas un monstre comme tu le dis. C'est le nom de ton pays tout simplement. Mais comme tu l'as bien deviné , c'est bien quelque chose de vivant, parce elle vit et qu'elle a une histoire. »
Mes pires craintes étaient confirmées. On vivait sur une terre....vivante.
Jefferson dut intercepter mon regard empli d'effroi car il ajouta immédiatement :
« -Hey boy, arrête d'avoir peur pour rien. La Belgique , elle vit, mais pas de la même manière que nous. Because c'est nous qui la faisons vivre, tu saisis? »
Il était comme ça , Jefferson, il ne pouvait pas s'empêcher de temps à autre de truffer ses propos d'américanismes alors qu'il parlait un excellent français. C'était sa manière à lui de garder un lien avec ses racines tout en ayant totalement assimilé les complexités de la culture belge.
Sa réponse m'avait cependant laissé fort perplexe :
« -Je ne te crois pas. Je ne pense pas que cela puisse être possible d'aider un pays à exister. D'ailleurs , moi, je ne fais rien pour. Et les autres copains de classe non plus. Parce que c'est impossible. »
Jefferson sourit alors. Et je fis connaissance pour la première fois connaissance avec ce croissant de lune brillant, avec cette lumière salvatrice diffusée pour ramener l'esprit obstiné d'un petit garçon têtu au bercail.
« Je vais t'expliquer ».
Il prit alors derrière lui sa guitare. Elle était tout en bois fort usé et les cordes étaient tellment fines qu'elles paraissaient devoir se briser instantanément au moindre coup de doigt .
« -Comme ta maîtresse te l'a probablement expliqué, la Belgique est divisée en trois parties. Pourtant c'est quand même une et une seule entité (il dut m'expliquer ce que ce mot signifiait). Comme ma guitare. Tu vois, elle est composée d'une caisse, d'un manche et de cordes. C'est l'union de ces trois éléments qui assure l'harmonie de mon instrument. Enlève juste l'un d'entre-eux et elle n'aura plus aucune raison d'être. Ici c'est le travail d'un luthier qui a permis à cette addition d'individualités de fusionner et de traverser les années. Pour la Belgique, c'est son peuple. C'est dans l'union de celui-ci que le pays tire sa force.... »

Encore une fois , je hochai la tête négativement, j'étais persuadé qu'il me racontait des sornettes pour que je ne m'inquiète plus. Un truc typique des grandes personnes, ça. Mais malgré mon jeune âge, je pensais déjà être capable de percevoir les grosses ficelles de ce mécanisme bancal. Du moins, j'en étais persuadé.
« -Arrête de mentir! Moi j'entends tout le temps à la télévision qu'on se dispute beaucoup et qu'un jour , on va finir par se séparer! »

A cette remarque, Jefferson prit un air plus grave.
« -Effectivement. Il y a certes une minorité qui se chamaille , qui se dispute pour des pacotilles et qui s'amuse à poser des bombes un peu partout en clamant constamment qu'à la moindre vexation, tout exploserait. C'est vrai que c'est assez grave pour s'en préoccuper mais ce n'est en aucun cas à cause de cela qu'on se diviserait pour de bon. And you know why? Parce que tant qu'il y aura dans ce pays, une majorité de personnes qui continuera à avoir la volonté de vivre ensemble , sans se soucier des différences de l'autre mais en acceptant son altérité (là aussi je demandai une explication de ce mot), ça n'arrivera pas. Tant que le peuple continuera à se penser comme tel, il se tirera vers le haut et aura un cap de vie à tenir. Dans le cas contraire, il deviendra comme les pièces de ma guitare que je t'ai montrées : Quelque chose qui est mais dont l'existence seule n'a aucun sens. »

Jefferson me sourit à nouveau. Son discours m'avait rassuré et je me sentais soudainement très stupide d'avoir pu imaginer tant de choses aussi idiotes. Mais est-ce que je pouvais m'en blâmer? Avec le recul, je ne pense pas. L'enfance est cette époque où l'inimaginable semble si près d'être réel et où l'impossible n'est que très peu envisagé. Il faut attendre que le poids des années se fasse conséquent sur nos épaules pour soumettre notre créativité aux lois de la rationalité.
Plongés tous les deux dans une profonde réflexion, j'entendais le discret grattement des doigts de mon voisin sur son instrument, il marmonnait, plus sans doute pour lui-même que pour moi : « En musique, ça pourrait donner ceci... »

Qu'est-ce qu'aurait pu donner en musique les aventures d'un gros géant anthropophage nommé Belgique ? Je ne le sus jamais. Un crissement de pneus, une tête blonde qui dépassait de la fenêtre, quelques flèches de reproche et un torrent d'excuses eurent tôt fait de me ramener à la maison.

Mais ce soir-là, quand ma mère eut achevé de border ce petit Lucas qui n'était rien d'autre que moi et quitté ma chambre, je m'endormis avec la certitude d'avoir rencontré un exemple à suivre , un guide pour ma jeune existence. Et également l'impression que cette conversation fut la première d'une longue série.

Ce qui fut effectivement le cas.

Mais cela, c'est une autre histoire.

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