Dream Theater - Systematic Chaos (2007)

0 commentaires

Chronique rédigée à l'occasion de la mise en ligne de la partie "Musique" du site Senscritique


Jadis, concevoir qu’un album de Dream Theater soit mauvais relevait à mon sens de l’oxymore ou était une idée étroitement liée au concept d’impossibilité. Non pas que chaque effort antérieur du quintet américain ait touché la perfection, loin s’en faut. Mais là où auparavant, il y avait toujours LA mélodie, LE solo, LES paroles, bref, LE petit quelque chose, à la fois terriblement subjectif et difficilement définissable, qui permettait de dédouaner les productions moyennes du groupe ou de finalement les apprécier à la longue (cf. Awake), force est ici de constater l’absence du moindre frisson de plaisir à l’écoute de ce Systematic Chaos.

Avec un titre qui annonçait un « chaos organisé », on pouvait présager (en tous cas, pour l’auditeur parfois un brin naïf que je suis), moults délires musicaux certes très techniques (après tout, c’est un peu la marque de fabrique de ces musiciens new-yorkais) mais nantis d’un minimum de musicalité. Hélas, trop peu de ce dernier ingrédient dans une galette qui s’avère plutôt être un joyeux bordel (négativement connoté malheureusement). La dégustation s’annonçait compliquée. Et pourtant …

Et pourtant, cela avait plutôt bien commencé par un In the Presence of Ennemies pt. 1 essentiellement instrumental où Myung, Rudess, Portnoy et Petrucci font leur entrée dans une introduction assez bien réussie il faut le dire et qui contient déjà tous les éléments dont on se nourrira à foison en arpentant les pistes suivantes : de la technicité (on l’a déjà mentionné) couplée à un aspect plus brutal, voire « in your face » (notamment lors de la reprise du thème qui précède les premières lignes de chant de Labrie) s’alternant parfois avec des passages plus calmes ou planants. Mais si elle est plaisante, cette mise en bouche me donne néanmoins l’impression de tirer en longueur (près de neuf minutes tout de même !) et d’être très inégale, d’où mon ressenti mitigé sur cette première salve.

On passera rapidement sur un Forsaken qui rappelle dans certains côtés le Bring me to life d’Evanescence. Difficile de dire si cela l’est en bien ou en mal, la question n’est pas là (la reprise d’influences étant une autre caractéristique du quintet, avec des fortunes très diverses selon les albums). Le fait est que – encore une fois à mon humble avis – la structure du single traditionnel (couplet-refrain-couplet) ne convient tout simplement aux virtuoses auxquels nous avons affaire. La chanson n’est pas mauvaise en soi (et elle passe haut la main l’épreuve du live pour l’avoir eu deux fois) mais au niveau d’un groupe comme Dream Theater, elle reste anecdotique dans leur immense discographie, à l’instar d’un I Walk beside you par exemple.

Comme pour me faire mentir, voilà Constant Motion qui déboule. Un de ces titres qui divise, entre ceux qui l’adorent et ceux qui le considèrent comme une mauvaise repompe de Blackened de Metallica (chant compris). Pour ma part, je me range dans la première catégorie et apprécie pleinement cette mélodie bien tranchante comme il faut, avec un superbe riff de basse, un solo de guitare jouissif (tout le contraire de la bouillie sonore du clavier), un break impressionnant et une tournante chant « aigu » de Labrie/ chant « grave » de Portnoy utilisée à bon escient (même si c’est une ficelle qui a été déjà usée jusqu’à la corde sur les opus précédents).

Pas encore rassasié de sonorités métal ? Alors l’ingestion de The Dark Eternal Night pourra plus que probablement vous achever. Morceau lourd (ce son de guitare ! …), alambiqué et à la construction parfois caduque, « TDE » est une sorte de carte de visite concoctée par le quintet pour nous montrer que oui, il sait jouer des trucs très compliqués. Et qu’est-ce qui résulte de cette branlette collective ? Pas grand-chose, si ce n’est que ce titre s’apparente à une grosse part de brownie trop chocolaté : on s’en lèche les babines à l’avance puis on est déjà écoeuré dès la première bouchée. Autant dire que l’expérience tournera court face à ce monolithe de plus de douze minutes mal construites.

Même constat pour Repentance qui propose ici une dizaines de minutes nanties du calme de l’acoustique mais encore une fois trop longues (n’est pas Opeth qui veut …) et ce, même s’il faut reconnaître que la mélodie n’est dépourvue de qualités, notamment grâce au magnifique solo dont nous gratifie Petrucci dans les ultimes instants du morceau ainsi qu’aux différents témoignages des amis de Portnoy pour agrémenter ce segment de sa célèbre AA suite.

Prophets of War constitue une bonne surprise après ces deux énormes mastodontes. Il s’agit, en effet, d’un morceau court, efficace quoique plus orienté « techno » que rock et mâtiné de références à Muse et à Queen (c’est flagrant dans les chœurs). Il semble en tous cas taillé pour une prestation sur scène face à un public (en délire) reprenant les paroles à plein poumons. On retrouve un DT qui déroute, qui divise, peut-être pas de la manière la plus brillante qui soit mais de façon suffisamment convaincante pour qu’on laisse une chance à cette piste pour le moins rythmée.

Nouvelle épaisse part de gâteau progressif avec The Ministry of Lost Souls. Personnellement, ce morceau est pour moi une « tierce » réussite. D’une part, parce que l’intro et la conclusion de cette chanson sont en effet de l’ordre de l’abominable : le commencement en acoustique ainsi que le refrain soutenu par de pauvres distorsions sont sirupeux à souhait et si leur but était de susciter l’émotion chez l’auditeur et de l’imprégner d’une atmosphère, autant dire que le coche est manqué et bien raté. D’autre part, et a contrario de ce qui a été dit juste au-dessus, la section instrumentale complètement barrée fait mouche avec un petit shred de Petrucci qui, sans casser trois pattes à un canard, reste agréable à appréhender.

Cette écoute éprouvante se termine par la deuxième partie d’In The Presence of Ennemies. Soyons clairs et francs : autant la première partie du titre avait quelques mérites, autant cette dernière fait s’écrouler un édifice beaucoup trop imposant pour ses fondations. Encore une fois trop longue, pourvue de lignes de chant plates et d’un refrain du même acabit, la chanson ne décolle jamais vraiment (seule la section des chœurs reste sympathique et encore …) avant d’être définitivement clouée au sol par une succession de solos de clavier et de guitare où la notion de musicalité, qui a fait de brèves apparitions tout au long du disque, se voit définitivement persona non grata. Cet écueil – que l’on retrouve beaucoup chez le groupe et qui a fait, fait et fera encore les beaux jours de ses détracteurs – est d’autant plus dommage que l’idée de couper une longue œuvre musicale en deux était inédite chez Dream Theater et aurait pu accoucher d’un résultat intéressant … Coup dans l’eau !

C’est donc une grosse déception qui découle de cette galette. Trop lourde, trop calibrée, trop automatique et manquant cruellement d’originalité (ou, si vous préférez, usant de l’originalité d’autres musiciens), elle posera une fois de plus le débat du rythme effréné adopté par le groupe depuis les années 2000 et de la carence de créativité qui se fait de plus en plus sentir au fil des productions enregistrées par Dream Theater.

Oldies d'enfance : Athéna

0 commentaires




Je me souviens que lorsque j’étais petit, outre le fait de ne pas être très grand[1], je possédais trois choses auxquelles je tenais énormément : mes parents[2], mon doudou[3] et une passion pour la mythologie grecque. Drôle d’occurrence me direz-vous dans un panel des petits plaisirs d’un garçon de huit ans. Si cette dernière peut assurément sembler incroyable, elle n’a pourtant rien d’une fabulation ou, pour rester dans le ton, d’un mythe. Aussi loin que remontent mes souvenirs, mon premier contact avec cette somme de légendes s’est fait au travers d’un recueil (dont je ne me rappelle plus le nom malheureusement) Beaucoup de mythes y étaient présentés mais celui qui devait frapper durablement mon imagination n’était ni plus ni moins que les douze travaux d’Hercule. Les exploits de ce héros m’avaient d’ailleurs tellement fasciné que j’en avais même fait le sujet d’une élocution en troisième primaire devant une classe que mes souvenirs me présent comme assez médusée[4] par le résultat final.

Si de fil en aiguille, mon attraction pour les Thésée, Ulysse et autres Œdipe devait s’épanouir au contact d’ouvrages plus précis sur la question, elle devait également connaître une consolidation définitive à travers la lecture de la série Athéna éditée par la collection « Bayard Poche » à l’aube de l’an 2000[5]. En choisissant de vous parler de cette série de romans destinés à un jeune public et ayant pour cadre la Grèce antique, je ne peux m’empêcher d’évoquer en clin d’œil la librairie jeunesse « Le Chat qui lit »[6] où j’ai acquis[7] petit à petit l’ensemble des tomes de la saga (attendant parfois plusieurs mois pour connaître la suite des aventures que le numéro précédent avait laissées en suspens) et dont le logo orne encore les couvertures de mes exemplaires. Car ce lieu possédait une véritable magie qui vous agrippait dès que vous poussiez la lourde porte de bois du magasin. Une féérie qui m’a probablement aidé à savourer les textes qui m’étaient offerts et contribué à rendre indissociables ces livres et leur provenance dans mon imaginaire.

Au-délà de cette nostalgie somme toute assez personnelle, évoquer Athéna, c’est avant toute chose se remémorer une identité visuelle : le bleu ciel qui badigeonne la couverture et envahit le quart de page, le titre écrit dans une police qui rappelle l’écriture du grec ancien et le dessin qui présente les deux protagonistes en action avec, en contrebas, l’illustration d’une scène marquante du récit. Une constante qui permet d’accrocher le lecteur, de le fidéliser à « sa » série tout en donnant le ton de son contenu : amour, violence et trahison.

Pour sublimer ces trois piliers thématiques, les auteurs collectifs ont opté comme cadre du récit pour le Vè siècle ACN et la Guerre du Péloponnèse qui oppose Spartes à Athènes . Un choix qui offre l’avantage d’octroyer une dimension historique « réelle », à la trame des livres et de la rendre « crédible » aux yeux des jeunes lecteurs. Crédibilité qui est renforcée par la présence, en début de tome, de cartes d’époque qui situent géographiquement l’action et permettent de suivre les péripéties des différents protagonistes principaux. Ces derniers sont d’ailleurs inséparables de ce contexte conflictuel.
Car Athéna, c’est avant tout l’histoire d’un couple, une sorte de Roméo & Juliette à la sauce antique. Cimon le fier guerrier athénien tombe amoureux de Laïs, la fille du roi de Spartes. Mais l’inimitié entre les deux royaumes compromet leur passion et après la défaite de la cité, la Spartiate est finalement vendue comme esclave à l’insu de notre héros. Apprenant ce qui est arrivé à sa bien-aimée, Cimon se lance alors corps et âme à sa recherche dans tout la Grèce.

Cet amour constitue à lui seul le moteur de la série dont le dénouement est résumé par cette seule question : Laïs et Cimon parviendront-ils enfin à vivre ensemble ?[8] Tout au long de l’histoire, la réponse demeure longtemps indécise tant le Destin s’arrange toujours pour séparer les deux toutereaux (généralement après des retrouvailles de courte durée) par le biais de coups du sort divers et variés.

Les aventures que vit Cimon pour retrouver sa bien-aimée auraient pu être banales. Au final, elles se révèlent didactiques et en phase avec l’époque historique citée plus haut. Notamment parce que chaque ouvrage d’Athéna se centre sur une caractéristique précise ou célèbre de la société grecque du Vè siècle qu’elle détaille au travers des actions de Cimon : l’armée et les techniques de guerre dans le premier tome (La Guerrière enchainée), le fonctionnement de la cité athénienne et la question de l’esclavage dans le deuxième (Complot contre Athènes), les Jeux Olympiques dans le troisième (Meurtre à Olympie), le théâtre comique grec dans le quatrième (Le Masque de la Peur), la Perse dans le cinquième (L’amour trahi) et enfin les rites religieux dans le sixième (L’amour trahi). De plus, le récit incorpore dans son déroulement divers personnages historiques (Alcibiade, Aristophane ou encore Hyppocrate pour ne citer qu’eux) dont l’importance est brièvement résumée en début d’ouvrage. Bien que fictionnalisés, ces derniers offrent néanmoins une profondeur supplémentaire à la narration proposée.

Cet aspect des œuvres qui composent la série Athéna n’occulte en rien les scènes d’actions qui sont omniprésentes dans l’intrigue. Très variées, les péripéties décrites (que ce soit des cascades, de l’espionnage, du combat à l’épée …) sont justement rendues plausibles par l’historicité du cadre romanesque qui permet au lecteur d’encore mieux apprécier les exploits du héros principal.
Mais, au final que faut-il retenir de cette analyse indigeste[9] d’une série de romans pseudo-historiques sur la Grèce antique ?

Que les éléments dégagés ici l’ont été à la faveur d’une relecture de l’ensemble de la série, avec 13 ans de plus que l’âge autorisé et une formation de romaniste nichée quelque part dans l’esprit du rédacteur[10]. En d’autres termes, il peut probable que le public-cible de ce type de littérature jeunesse perçoive l’ancrage spatio-temporel de leur roman.

Qu’importe. Tant mieux même.

À l’époque, je n’étais pas moi-même conscient de tout ce travail accompli par les différents auteurs pour me happer dans ce tourbillon d’aventures. Cela ne m’a pas empêché de me laisser emporter par la simplicité de l’écriture, par la tension des évènements, par le caractère attachant des personnages. De savourer chacune des intrigues, durant de longues nuits, sous l’éclairage bienveillant d’une lampe de chevet. De rêver. D’imaginer. Au-delà du cadre strictement littéraire, Athéna m’aura initié, durant mon enfance, à une sensation primordiale : celle du plaisir de lire.

[1] Hommage déguisé à mon grand-père qui m’apprendra la suite polissonne de cette chanson populaire.
[2] Que je salue au passage au cas où ils liraient ces lignes.
[3] À propos duquel je ne vous dirai pas rien de plus, même sous la torture, enfance privée oblige.
[4] 13 ans plus tard, je tiens à m’excuser auprès de mes camarades pour cette exposé qui, avec le recul, semblait terriblement prétentieux et tortueux à suivre pour les non-initiés.
[5] Le livre n’est plus édité à l’heure actuelle mais on peut facilement se procurer des exemplaires sur le marché de l’occasion.
[6] Qui n’existe malheureusement plus à l’heure actuelle …
[7] Enfin quand je dis « je », c’est plutôt mon entourage qui me les a offerts à la faveur de divers évènements.
[8] Suspense !
[9] Le temps passe mais certains réflexes subsistent … N’est-ce pas la note de bas de page n°3 ?
[10] Hé oui, je parle de moi à la troisième personne, on aime l’Antiquité ou on ne l’aime pas !

John Williams - Stoner (rentrée littéraire 2011)

0 commentaires


Si on y réfléchit bien, on pourrait facilement assimiler la rentrée littéraire qui nous assaille annuellement à cette sensation que nous avons tous éprouvée, étant petits, en nous retrouvant devant des rayons de jouets, dans un magasin, à l’approche de Noël.

Rappellons-nous ces moments où nos yeux parcouraient avec avidité les myriades d’objets qui nous étaient proposés. Des instants de contemplation auxquels notre parenté mettait brusquement fin avec cette injonction : « choisis ». Acte difficile à accomplir pour les jolies têtes blondes que nous étions devant la multitude de qualités énoncées ou d’arguments étalés. En effet, quand tout le monde se proclame être le meilleur, il est difficile de déterminer à quel saint se vouer (ou plutôt avec lequel nous accepterions de jouer pendant de longues heures).

Ce dilemme et ses conséquences, je les ai éprouvés au moment de m’intéresser pour la première fois au phénomène de ladite rentrée littéraire. Même en étant vaguement initié à ce dernier adjectif, j’avoue avoir été un peu perdu face à cette kyrielle de couvertures bariolées. Et si mon bagage de lecteur aurait eu tendance à m’ éloigner promptement de cette multitude (par cette grande loi implicite aux littéraires tendant à proclamer que quantité et qualité font rarement bon ménage dans une histoire), mon attention s’est néanmoins portée sur un roman traduit par Anna Gavalda, Stoner.

Car la démarche proposée par l’écrivaine au lecteur a le mérite d’être soulignée. En effet, en rendant accessible ce roman au public francophone, l'auteure se propose d’exhumer et de faire connaitre un homologue anglais. Car il faut être franc : qui avait déjà entendu parler de cet obscur John Williams avant la sortie de ce livre ? Un élément de réponse pourra être fourni à travers l’année de publication de l’édition originale aux États-Unis : 1965. Nous sommes en 2011. Faites le calcul.
Devant l'impossibilité d'expliquer un tel délai , il est bon d’énoncer une vérité implacable, histoire de rassurer l’auditoire : Stoner parle de Stoner. Plus précisément de l’existence de William Stoner, né en 1891, et qui deviendra professeur de littérature anglaise à l’Université du Missouri jusqu’à sa mort, 65 ans plus tard. Et dire que ce dernier ne se destinait pas du tout à enseigner. Au début du moins.

Issu d’une famille paysanne très pauvre et peu cultivée, l’enfant semblait devoir vivre un avenir semblable à celui de son ascendance et ainsi s’échiner à travailler une terre qui au fil du temps rapportait de moins en moins. C’est d’ailleurs pour résoudre ce problème que ses parents vont se saigner pour l’envoyer étudier l’agronomie, dans l’espoir que les connaissances de leur fils  puissent les aider à obtenir un meilleur train de vie.

Le passage de la campagne à l’université est très difficile pour le petit Stoner : il perd ses repères, découvre toute la rigueur que nécéssite la réussite des études supérieures et  doit trimer pour obtenir gite et couvert. Si son parcours en souffre, il parvient cependant à surnager. Tout bascule cependant le jour où durant un cours de littérature anglaise, il est mis en présence du rigide professeur Sloane qui, par le biais d’une simple interrogationlui transmet l’amour des lettres. Abandonnant l’agronomie, il s’inscrit en littérature où il décrochera finalement un doctorat.

Cet évènement amorce un changement radical dans la personnalité de William Stoner, de personnage « terre à terre », il deviendra « fantasmagorique », ne trouvant son plaisir que dans l’étude et à la lecture d’ouvrages de l’Antiquité et du Moyen Âge. À partir de cet instant, , toute sa vie peut être résumée par cette seule phrase : « Tout ce qui l’émouvait, il l’âbimait ».

Il y a d’abord son épouse, Édith, dont les beaux yeux bleus le fascinaient et qui s’est mariée à lui par devoir. Malgré tout l’amour que lui portera Stoner, celle-cine se révèlera être qu’une femme emmurée dans son passé, son silence et son absence totale d’émotion. Supportant mal l’aspect contemplatif de la vie de son mari, ayant besoin d’objectifs pour vivre (un bébé, un élan artistique soudain…), elle finira par concevoir une véritable haine envers son époux et accélèrera sa chute.  

                Il y a Grace, l’enfant issu de cette union malheureuse, que son père élèvera et chérira tout seul. Un rayon de soleil pour ce dernier qui se ternira petit à petit lorsqu’Édith se l’accaparera sans qu’il puisse rien faire et qui s’éteindra dans les tumultes d’une grossesse trop jeune et de l’alcoolisme.
Il y a aussi l’Histoire dont il ne se préoccupera jamais vraiment et qui pourtant aura une influence constante sur sa vie : de la Première Guerre Mondiale qui lui ravit Sloane et son ami Dave Masters (mort à laquelle il ne se résoudra jamais) à la Seconde dont la conclusion est concommitante avec le début de son déclin.

Mais il y a surtout l’enseignement et l’art littéraire qu’il propulsera au rang de sacerdoce, après avoir vaincu son «  paradoxe » (l’impossibilité de transmettre son enthousiasme pour la littérature à ses élèves). Rassemblant chaque jour de plus en plus de disciples, Stoner leur présentera la littérature comme un mystère incompréhensible. Un mystère pouvant frapper n’importe qui (comme lui avait été illuminé par une banale question) et l’ouvrir à la beauté des lettres et donc, au bonheur. Car dans le roman tout texte prend une valeur vitale : d’ailleurs,le héros y puisera souvent le réconfort nécéssaire pour faire face aux aléas de l'existence. Puni pour une faute qu’il n’ a pas commise (une moquerie sur l’handicap), Stoner acceptera sans broncher l'humiliation que lui fera subir son collègue Holly Lomax jusqu’à que son corps, rongé par le cancer, finisse par crier grâce.

Ce sont tous ces « Il y a » - développés bien plus en profondeur dans le récit – qui octroient à ce dernier toute l’attraction nécessaire pour être apprécié. Bien loin de la biographie fictive sans saveur que le quart de couverture laissait entrevoir, Stoner raconte l’itinéraire d’un homme simple, seul, silencieux mais terriblement attachant. Oscillant entre entre la banalité et le génie, le protagoniste esquissé par John Williams est à l’image du cadre romanesque dans lequel il évolue : à la fois très véridique (par des mentions chronologiques, toponymiques ou portant sur des pans de théorie ou d’histoire littéraire, ce qui pourra nuire à la compréhension de l’histoire pour les non-initiés) mais aussi très fantastique au vu de la place primordiale qu’occupent les fictions au sein de cette fiction.  Un récit comportant également en son sein de nombreux thèmes à la résonnance très actuelle (l’impossibilité de se faire aimer, la peur de l’enseignement, la non-compréhension  entre les personnes, le pouvoir attractif du littéraire) qui contribuent à la fois à lui donner un aspect moderne et humain. Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres encore, il convient de saluer Galvada  pour cette exhumation. Pareils petits plaisirs ne sont pas nombreux, que ce soit sous terre ou dans les rayons des magasins. 

Gustave Flaubert - Madame Bovary

0 commentaires


« Et maintenant, la question à 1.000.000 € ! » brâme le présentateur avec un enthousiasme dégoulinant de télégénisme. À ce cri de guerre, les applaudissements automatiques des spectacteurs vrombissent comme des feux d’artifice. C’est la fête ! C’est l’hystérie ! Ô Liesse ! La pression est à son comble ! Paroxysme du suspens ! L’audimat bat des records et le patron de la chaîne se frotte les mains en songeant au nombre de zéros de ses rentrées publicitaires. Entretemps, on vous a oublié.
Oui, vous. Qui êtes assis sur ce fauteuil depuis près d’une heure déjà, à répondre à des interrogations les plus farfelues les unes que les autres à la seule force de votre esprit. Vous remerciez d’ailleurs la nature de vous avoir doté de ce formidable organe qui vous a permis tant de fois d’échapper à des situations (intellectuellement) fort périlleuses et de devenir l’homme dégoulinant que vous êtes aujourd’hui. Car vous transpirez sous la chaleur impitoyable des spots. Vous sentez même. À un tel point que vous profiteriez de cet instant où un ange passe pour donner un discret petit coup de déodorant à vos aisselles. Mais vous n’osez pas : l’ange risque de tomber. C’est vrai ! Vous l’avez vu dans une publicité qui passait après « Des Racines et des Ailes ». Cependant, votre calvaire empire encore lorsque l’animateur commence à signifier à votre (in)signifiante personne l’intitulé de ce fameux point d’interrogation millionnaire :
« Dans Madame Bovary de Gustave Flaubert, comment se prénomme le père de l’héroïne ? »
Vos yeux s’agrandissent sous le choc de la révélation de votre ignorance. Quatre fois. Vous vous rendez compte avec effroi que vous êtes la parfaite illustration du bovarysme : vous voudriez être autre chose que vous … Une personne connaissant la réponse par exemple ?
Devant ce regard contrit, votre bourreau vous rappelle avec force grands cris qu’il vous reste vos trois jokers. Oui, mais … Vous ne les utiliserez pas. Vous n’avez pas d’amis. Le public ne vous semble qu’une masse de personnes envieuses qui vous égorgeraient bien là, maintenant, tout de suite pour prendre votre place (à cette pensée, votre estime pour Nagui descend vertigineusement). Quant aux ordinateurs, vous vous en méfiez comme de la peste depuis le jour où alors que vous naviguiez sur Meetic à la recherche du grand amour, Firefox vous a planté là, comme un ahuri, tout en prenant soin de vous demander un rapport au passage.
Calmez-vous. Vous avez lu Madame Bovary dans votre jeune temps de romaniste renégat. Quels souvenirs en avez-vous ?
Vous seriez tenté de répondre benoitement : « Pas grand-chose ». Puis petit à petit, des réminescences affluent Non pas celles que vos professeurs auraient voulu que vous reteniez : le réalisme, le deuil du romantisme, l’ennui d’Emma, le style de Flaubert… Tout ça vous est passé au-dessus de la tête ! Par contre, vous vous rappelez avoir adoré les étapes successives de la vie amoureuse de la protagoniste principale. Précisez votre pensée : vous vous êtes reconnu dans chacun de ses hommes, leurs caractères et les dilemmes qui en découlaient. Vous avez connu le bonheur niais de Charles Bovary, la timidité de Léon, l’attitude Carpe Diem de Rodolphe. Vous avez expérimenté la complaisance du premier, la dévalorisation du second et l’étiolement de la passion du troisième. Vous avez ressenti la peur de ces personnages : peur de la perte, peur d’être ridicule au moment d’avouer ses sentiments face à l’être aimé, peur de l’engagement. Vous avez compris que vous êtes un peu des trois (en un) , une sorte de formule amoureuse concentrée. En réalité, ce que vous avez aimé chez Flaubert et dans ce roman est hors de portée de toutes ces analyses thématiques et stylistiques qu’on présente comme des outils incontournables pour comprendre le « génie » de l’écrivain. Ce que vous avez aimé, c’est que ce dernier a su toucher votre subjectivité, vous émouvoir, vous transporter. Il a trouvé les mots exacts pour exprimer ce que vous pensiez toujours devoir rester indicible.
« Dans Madame Bovary de Gustave Flaubert, comment se prénomme le père de l’héroïne ? »
Alors qu’importe si vous avez oublié qu’il s’appelait Théodore. Qu’importe si vous venez de perdre 1.000.000 €. Il existe des œuvres avec lesquelles on entretient, pour des raisons qui nous appartiennent, des relations uniques. Et ces dernières n’ont pas de prix.
 
Copyright 2009 Faute de sens ...
BloggerTheme by BloggerThemes | Design by 9thsphere