La Belgique se raconte (I)

Texte écrit pour le concours "La Belgique sera conte" (www.contesprookjes.be) mais non terminé à temps.

Ce fut d'abord son grand sourire blanc qui me revint le premier en mémoire.

Je me rappellerai toujours de ce jour pluvieux de juillet. Et de ces trois coups. Ceux du facteur. Et de cette lettre soigneusement pliée dans une enveloppe noire aux filigranes d'argent. Comme un iceberg de malheur au milieu de l'océan blanc des autres missives. Ce contraste aurait dû me mettre sur la piste du propos que ce mouton noir de papier contenait. Son jeu de couleurs aurait dû me mettre sur la piste de la personne qu'elle concernait. Mais sur le moment même, je ne remarquai rien. Peut-être parce que cela faisait longtemps que j'avais perdu l'envie de jouer. Depuis que mon quart de gloire personnel avait décidé de se prolonger, des lettres, j'en recevais plusieurs sacs entiers quotidiennement. Alors à cette échelle, une de plus ou de moins, au fond, cela avait-il encore vraiment une importance? D'autant qu'il aurait pu simplement passer à la trappe, ce message de mauvaise augure. Tombé anonymement dans la poubelle de l'oubli, déjà has been alors qu'à peine né , déversé avec d'autres congénères par l'Hadès impitoyable que j'étais dans ce Cocyte de métal glacé. C'était le temps où je détruisais des milliers d'espoirs couchés sur papier, comme autant de fragments d'âmes qui n'auront pas eu la chance d'atteindre que ce soit moi ou le Paradis suprême.



Qu'est-ce qui, ce jour-là, m'avait fait gracier cette enveloppe de son funeste sort ? Peut-être la mention « Pompes Funèbres ». Inhabituelle à voir émerger à travers les vagues des panégyriques d'admirateurs. Et puis existe t-il un titre plus accrocheur que celui-ci? La mort ou tous les mots s'y référant constituent la peur la plus paradoxale de l'homme : ils suscitent crainte et fascination. Parfois même la curiosité. Morbide certes. Mais une curiosité qui tend néanmoins à être assouvie. Je crois que c'est cela qui m'a poussé à ouvrir et à prendre connaissance du contenu de la lettre. Et à me laisser calciner le cœur par le feu de son malheur . Et à laisser ce dernier remonter jusqu'à mes yeux pour s'écouler en geysers de désespoir.



Le dieu de l'Enfer venait en personne mettre fin à mes mascarades de pauvre mortel.



Ce fut ce jour-là que j'appris le décès de Jefferson et la porte de mes souvenirs s'ouvrit tout grand pour rendre hommage à sa mémoire.



Sous un soleil de plomb, la cloche s'était mise à sonner. Un rituel immuable depuis 150 ans dans la petite école du village. Au bruit des derniers coups de carillon commençaient à se mêler les voix des élèves qui se pressaient de rejoindre le portique pour enfin aspirer à la liberté de fin de journée. Garçons , filles, tous de corpulences diverses et variées, mais néanmoins vêtus du même uniforme , formaient une armée qui semblait s'élancer avec un enthousiasme débordant à la conquête de leur vie. Chaque jour qui passait était pour eux une brique supplémentaire à insérer dans l'édifice de leur existence . Qu'elle n'était qu'à ses fondations leur importait peu, ils étaient encore à l'âge où on espère pouvoir tout achever rapidement afin de devenir le propriétaire de soi-même, où on a pas encore conscience que des aléas peuvent à tout moment doucher tout entrain par une pluie de petit tracas gorgés d'effet papillon.


Lucas était l'un de ces enfants qui se précipitaient vers la sortie de l'école. Lui aussi , avec le savoir qu'il avait accumulé aujourd'hui avait pu continuer à façonner les contours de ce qui se révèlerait être son futur mais avec beaucoup moins d'exaltation que ses camarades de classe . En réalité , le petit Lucas avait aujourd'hui quelque chose d'important à faire, de loin plus crucial que de tenter d'ériger un destin sur lequel on aurait de toute façon aucune prise.


Hasard oblige.


Non, aujourd'hui , il avait mis un doigt sur ce qui allait bouleverser durablement sa vie. Aujourd'hui, le petit Lucas, 10 ans, venait de découvrir le monde.
Pour les grandes personnes et les bourlingueurs de tout poil, faire connaissance avec le milieu qui les entoure n'a probablement pas été l'évènement le plus marquant de leur existence. Ils ont été certes remués, choqués lorsqu'on leur a fait prendre conscience de l'immensité des terres qui les encerclaient. Mais par la suite, d'autres évènements se sont greffés sur le corpus de toutes les choses qu'ils ont vécues. A un tel point que ce qui fut extraordinaire dans leur passé, ne leur parait plus qu'une banalité dans le présent. Pour comprendre les sentiments que suscitent la rencontre avec le monde dans sa vraie forme, il faut capturer leur essence sur le moment même, recueillir chaque pensée, chaque geste, chaque regard avant que les secousses d'une autre nouveauté ne les estompent, avant que la monotonie du quotidien ne les annihile complètement.
Lucas remonta silencieusement la pente qui se présentait à lui, les yeux vides, l'esprit plongé dans une profonde réflexion. Il n'avait pas vu la racine qui dépassait malicieusement du sol. Il n'avait pas vu que le chêne centenaire de la route essayait de lui jouer un mauvais tour. Alors quand son pied rencontra l'obstacle, il ne put résister à la violence de la collision et tomba à la renverse. Il n'y eut pas un seul cri, pas même un petit gémissement , juste quelques perles de sang qui s'évadèrent de son genou pour venir abreuver une terre qui n'en avait plus goûté depuis fort longtemps. Le petit garçon se releva et continua sa route.

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