William Boyd - Nat Tate


Au début des années 2000, William Boyd décide de s’attaquer à l’écriture d’une biographie d’artiste.
Il n’aurait pu s’agir, en apparence, que d’une initiative banale , commune tant le passage au deuxième millénaire de notre ère a suscité un engouement international pour la commémoration, un nombre incalculable d’évènements et de personnages arrivant à un âge où il est bon de se souvenir d’eux. Ainsi, on s’attendait à voir la monographie de l’auteur anglais poindre en même temps que ses compagnons d’infortune nommés Kurt Cobain, la Deuxième Guerre Mondiale, Melle de Fontenay, Monroe et tant d’autres encore. Mais c’était sans compter sur le fait que Boyd a un certain honneur de la littérature: les effets de mode et l’utilisation d’un style mâtiné, débilité par les moules de la standardisation, ce n’est pas trop son dada. La rencontre fortuite, au détour d’une galerie, avec les tableaux survivants du peintre américain Nate Tate (1928-1960) sera déterminante pour la concrétisation de son projet: William Boyd tient en la personne d’un nom et de quelques tableaux, la substantifique moelle de son propos ! Halleluyah ! Il ne reste plus qu’à bleuir une petite centaine de pages et le tour sera joué ! Par ici la bonne sousoupe !
Seul bémol: Cet artiste est un parfait inconnu, que ce soit dans le monde artistique ou quotidien. Et bien vite, ce qui s’apparentait à un gentil parcours vita se transforme en véritable chemin du combattant : il s’agit de parcourir les registres nationaux, les archives, rencontrer les quelques amis survivants, dégoter quelques photographies jaunies par le temps, répertorier toute son œuvre picturale puis, à partir de ce chaos, recréer une vie ordonnée, logique et cohérente.
Après des mois d’un travail acharné, l’auteur anglais est fier de vous présenter la (courte) vie de Nate Tate, un peintre américain à l’oeuvre prolifique (dont il reste peu de choses).
La vie n’aime pas Nat Tate et Nat Tate ne possède pas un amour inconditionnel de la vie. Le ton est donné.
Orphelin dès l’âge de ses huit ans, le petit enfant est déjà un être tourmenté par l’identité d’un géniteur qu’il ne connaît pas et d’une mère partie trop tôt. Se collant tantôt l’étiquette d’enfant issu d’une procréation accidentelle tantôt l’espoir qu’un père tout droit sorti d’un roman des origines freudien vienne le tirer de ce mauvais pas, il a néanmoins la chance (ça lui arrive d’en avoir de temps en temps) d’être receuilli par les employeurs maternels, la riche famille Barkasian.
Sa psychologie tourmentée lui confère un caractère explosif, un subtil mélange de discrétion ironique et d’agressivité mal canalisée qui ne font pas bon ménage au sein des règles strictes édictées au bercail. D’autant plus que le petit Nat se révèle être un élève tout bonnement médiocre, la matière scolaire n’arrivant pas à capter son attention et lui procurant un profond ennui. Seuls le dessin et la peinture semblent recevoir les faveurs de sa bienveillance. Désireux que son fils adoptif ne devienne pas un chancre pour la société et résigné au fait que ce dernier ne sera jamais un intellectuel, Peter Barkasian décide alors de l’encourager moralement et financièrement à suivre la voie tumultueuse de l’ artiste.
A force de nombreuses heures de cours passées auprès de grands noms de l’art américain, notre Van Gogh en herbe acquiert une griffe, un coup de pinceau excentrique qui va lui permettre d’émerger de la masse grouillante des membres de l’Action Painting* et connaître un succès grandissant aux USA : n’ayant aucune volonté de représenter le monde tel qu’il est, les sentiments qu’il ressentait, rejetant toute forme de mysticisme religieux (du moins dans un premier temps), le peintre fait transparaître au travers de ses toiles son amour et son obsession pour un objet simple qu’il représente à l’infini, dans toutes les situations, dans toutes les positions… Une espèce de production artistique quasi-industrielle, ponctuée ça et là d’un rai d’originalité.
Nous sommes allés dans son atelier où je l’ai regardé à l’œuvre pendant une heure d’affilée. Il lampait du Jack Daniels à la bouteille [...] dans l’attente semblait-il d’un certain niveau d’ivresse, d’un moment précis d’art que déclencherait l’alcool.
On peut ainsi déterminer trois « étapes » dans son corpus: la série des Ponts (à l’époque où il aimait les ponts), la série des Immeubles Blancs (à l’époque où il avait une attirance particulière pour les immeubles blancs) et la série du Retour à Long Island (ou la nostalgie du lieu de naissance). Les deux premières comptaient plusieurs centaines de tableaux, la dernière n’aura le temps que d’accoucher d’un triptyque inachevé. Vous remarquerez sans doute que j’évoque son œuvre au passé : pourquoi donc, me direz-vous?
Comme Boyd le mentionne, il semblerait que les derniers mois de la vie de Nat Tate aient été un peu chaotiques avec des alternances de dépressions et d’euphories éthyliques. La faute sans doute à une vie menée à tombeau ouvert et fort dissolue (garantie 100% sex, drugs and alcohol) ainsi qu’à la rencontre tardive qu’il fit avec George Bracque, cette dernière lui faisant comprendre le fossé qualitatif qu’il y avait entre sa production et celle du maître français du cubisme.
Tous ces facteurs (et peut-être d’autres qui ne seront jamais connus) font qu’un beau jour, Nat Tate brûla avec un enthousiasme débordant toutes les œuvres signées de sa main qu’il avait pu récupérer auprès des galeries : ce qui explique qu’il ne reste aujourd’hui qu’une dizaine de toiles et le fameux triptyque, peint avec de la cendre, qui devait symboliser le retour de la flamme sacrée, la purification de ses péchés et le renouveau de son art. En vain.
Puis, sans que quiconque parmi ses proches ne comprenne pourquoi, il mit fin à ses jours en sautant d’un ferry. Mort toute somme symbolique : il a toujours cru être le fruit de la semence d’un marin. Venant de la mer, il est retourné à la mer. Amen.
Avec sa disparition, le succès qui fut le sien dans les nombreuses galeries américaines s’estompa rapidement et il n’y eût que ses amis fidèles pour entretenir une luciole de son souvenir,qui s’éteignit tout aussi vite.
C’est donc le portrait d’un artiste méconnu que nous dresse William Boyd. Un portrait tendre et attachant où on se surprend vite, à la lecture de l’ouvrage, à se lier d’amitié avec cet artiste un peu loufoque et à regretter que son œuvre expurgée ne soit pas plus conséquente (il est néanmoins à noter que des recherches approfondies sont en cours dans certaines de ces fameuses galeries, dans l’espoir de retrouver un quelconque tableau dans un coin de grenier poussiéreux). On peut également mentionner que certaines personnes, affirmant avoir connu Nat Tate, prétendent posséder de véritables toiles signées de la main du maître à leur nom (une expertise est toujours en cours pour prouver la véracité de leurs dires), car à coup sûr on se met à penser que Nat Tate aurait pu révolutionner l’Art Moderne même si on ne possède plus les preuves pour l’affirmer et même si lui-même ne semblait pas y croire….
Bon.
Arrêtez de chercher dans le dictionnaire.
Nat Tate, il n’ a jamais existé.
Si. Si.
Ce n’est qu’une blague délicieusement littéraire.
Comment ça c’est dégueulasse ? Comment ça vous êtres outrés ?
C’est le but, hein.
Oui oui.
En réalité, William Boyd a créé ce personnage de toutes pièces, avec l’aide de quelques amis. Bien vite, l’idée de donner naissance à un vrai « faux-peintre » s’impose au sein du collectif : les collaborateurs deviennent conjurés et la machination se met en marche.
Le problème permanent qu’a rencontré l’auteur durant toute la phase d’élaboration est celui de la crédibilité. Il s’agissait, dans un premier temps, de placer le protagoniste à une époque trouble, soit parce qu’elle est mal connue de l’Histoire, soit car elle est tellement féconde en évènements qu’il est impossible d’y faire un tri structuré et cohérent : ces deux alternatives présentant l’avantage de justifier pourquoi on ne découvre le héros que maintenant. En outre, il était impératif que Tate côtoie de célèbres personnages ayant réellement existé pour renforcer le réalisme. Dans cette optique, il semblait évident qu’on ne pouvait le placer ni dans une époque trop récente (la supercherie devenant un jeu d’enfant à démasquer), ni dans une époque trop lointaine (difficultés pour trouver des documents susceptibles de faire métamorphoser la fiction en réalité), le bouillonnement culturel des fifties américaines symbolise le syncrétisme parfait de ces deux contraintes.
Ensuite, il fallait faire en sorte que la vie de ce dernier n’excède pas la poignée de décades, car une vie trop longue aurait pu entraîner ou des ellipses difficiles à justifier ou une myriade d’évènements qui aurait pu entacher l’illusion de véracité du récit.
Enfin,une recherche de documents d’époque (photographies…) et la réalisation d’œuvres picturales originales devaient aider à amorcer le piège.
Qui marcha à merveille.
Dès sa première édition, le livre suscita un engouement sans précédent partout dans le monde. Ca et là, de nombreuses personnes affirmèrent avoir vécu, vu, soutenu Nat Tate. D’autres allèrent jusqu’à prétendre posséder de véritables tableaux du peintre. Cette animation soudaine fit beaucoup rire l’auteur et aurait pu encore perdurer davantage si un journaliste peu scrupuleux n’avait pas révélé le pot-aux-roses.
Si il est vrai que ce livre adopte les poncifs stylistiques de la biographie romancée, rendant la mixture indigeste à la lecture au premier abord, force est de constater que le travail, sans être original ni transcendant, est d’excellente facture tant par la qualité de l’imbroglio mis en place que de l’idée en elle-même. Il fallait oser le faire et Boyd l’a fait. Par cette œuvre, il s’inscrit dans la continuité des nombreux auteurs du XXe siècle et d’aujourd’hui, qui ont mis à mal la notion narratologique du pacte de lecture**. Ceci étant dit, il est à déplorer que les éditions actuelles s’obstinent à révéler la supercherie dès les premières pages du livre en plaçant la solution en avant-propos (quand ce n’est pas en quatrième de couverture) : pleurez, amateurs de tromperies, Nat Tate ne dupera plus personne !
On pourrait également se poser la question de la réalisation d’une telle démarche aujourd’hui;
Serait-il encore possible de duper tant de monde lorsque l’avènement de nouvelles technologies – telles qu’Internet – diminue les chances de falsification ?
Et vous ? Quelle vie et forme donneriez-vous à votre protagoniste si vous deviez effectuer un travail similaire ?
Le débat est ouvert.
W. BOYD, Nat Tate, éditions du Seuil, collection « Points », Paris, 2000.
ISBN: 2.02.050879.6
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*L’Action Painting est un mouvement artistique qui privilégie l’acte physique de peindre, toutes suggestions figuratives étant dès lors écartées. (source: Wikipédia)
** Il s’agit d’un pacte implicite tissé entre l’auteur et le lecteur lorsque celui-ci entame une oeuvre: l’auteur s’engage à respecter les caractéristiques majeures du genre qu’il illustre tandis que le lecteur lui, accepte évidemment les répétitions, les poncifs que l’utilisation d’un tel genre implique.
Chronique rédigée et publiée pour le site Communelangue le 19/08/2008

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