Ce livre est pour le moins un roman curieux. Étrange. Un peu comme son auteur d’ailleurs, personnage à la fois un peu mystérieux et provocateur dont on rattache l’œuvre à une étiquette d’« avant-garde » remise au goût du jour. Un peu comme le propos de ses Particules élémentaires (1998) que l’on pourrait résumer à l’histoire chassée-croisée d’un obsédé sexuel raté et d’un biologiste moléculaire asexué à l’existence monotone, reliés entre-eux par le titre de demi-frères. Mais ce serait injustement réduire l’ouvrage à peau de chagrin. Livre ouvertement élitiste, il est plus que cela, dans le sens positif et négatif du terme.
Les premiers paragraphes amorcent le personnage Michel Djerzinski, brillant chercheur en biologie moléculaire de Paris. Depuis son enfance douloureuse — il est élevé par sa grand-mère après avoir été abandonné par son père puis sa mère –, le petit Michel s’est toujours intéressé de très près à tout ce qui touchait à la science, préférant de loin la compagnie de ses expériences et de ses volumineux traités à celle des hommes. Timide, très réservé, son caractère est froid, impassible. Hormis son travail, rien ne semble avoir grâce à ses yeux. Rien ne semble éveiller son attention. Même pas les femmes qui ne suscitent absolument rien en lui, même pas la douce et jolie Annabelle qui est conquise par son côté mystérieux. Et surtout pas le désir sexuel, qu’il dénigre, à propos duquel il affiche manque flagrant de considération car pour lui, à la frontière de l’inutile. Le narrateur souligne d’ailleurs d’emblée ce caractère asexué, fondateur du personnage : « Sa bite lui servait à pisser et c’est tout. »
Michel trouve l’humanité égoïste, corrompue, faible. Et il veut changer cela. Le but de ses recherches est de décoder entièrement le mystère de l’ADN pour pouvoir ensuite présider et réguler les différents échanges qui interviennent lors du processus de procréation. Afin de mettre sur pied une race d’homme parfaite, immortelle et si possible, asexuée. C’est ce seul projet qui donne sens à son existence, le reste lui importe peu. Sa vie, hors de ses activités scientifiques, s’apparente à une marche à travers de longs couloirs vides où règne la solitude et la monotonie.
La seule personne avec qui il s’oblige à avoir des échanges, est son demi-frère, Bruno. Et encore, plus par respect des liens du sang que par véritable envie.
Bruno a une mère commune avec Michel. Lui aussi a été élevé par sa grand-mère paternelle après que ses parents n’eurent plus envie de s’occuper de lui. Placé dans un internat lorsqu’il fut temps pour lui d’aller à l’école, ses rondeurs prononcées l’amenèrent vite à devenir le souffre-douleur de son dortoir. De là, il développa sans doute un besoin d’affection grandissant puis plus tard de sexe. Entre frustrations et occasions manquées, il ne réussira jamais à le combler. Son second centre d’intérêt, derrière les fellations et l’onanisme, c’est la littérature. Bruno va étudier et devenir professeur de français. Puis se marier et avoir un fils, choses dont il ne tirera aucun bonheur. Et surtout aucune satisfaction sexuelle.
Les protagonistes principaux de l’histoire sont donc deux frères que tout oppose. Même sur ce thème principal de la trame qu’est le sexe. Conjugué en inutilité par l’un et en raison de vivre par l’autre.
Clap de fin sur la première partie du livre.
La deuxième nous fait retrouver cette étrange fratrie à l’âge de quarante ans. On se focalise d’abord sur un Bruno aigri, vieillissant, mais toujours aussi libidineux. Constamment en quête d’un plaisir sexuel qu’il n’arrive à atteindre que par la voie de la masturbation, il peste. Son regard, son désir ne sont plus attirés que par des femmes beaucoup plus jeunes que lui : celles de sa génération lui paraissent trop flétries par le temps et les excès pour lui arracher un émoi. Il espère chasser le chat noir de ses frustrations en se rendant au Lieu Du Changement, un camping où survit l’esprit hippie-Woodstock des années ’60-’70 et où l’hédonisme est roi. À bien des égards, la recherche de vagins accueillants de Bruno dans ce lieu insolite le font s’apparenter aux actions du nain Ragotin dans le Roman Comique de Scarron : chacune de ses entreprises est couronnée d’un cuisant échec, chacune de ses vengeances de revers plus importants. Tourné en ridicule par une série de situations burlesques, il devient lui-même ridicule. Cependant, contre tout attente, il finira par atteindre son but en rencontrant Christiane, une professeur de sciences de son âge, profondément blessée par l’amour et sa manifestation physique mais qui pourtant succombe devant le charme un peu enfantin de Bruno ; elle apprend sans sourciller la vie chaotique de ce dernier, ses nombreuses visites chez les prostituées, son internement en hôpital chaotique pour avoir pratiqué un léger attouchement à l’une de ses élèves… Elle l’accepte tel qu’il est. Elle accepte d’assouvir son besoin d’affection. Et de sexe.
Ils vivent heureux tous les deux.
Du côté de Michel, rien n’a changé. Il est toujours plongé dans ses recherches qui n’avancent pas et semble toujours aussi peu préoccupé de l’amour et de ses facéties. Son esprit se perd dans des considérations scientifiques et philosophiques qui ne l’aident pas à atteindre son but eugénique. Seules les discussions qu’il a régulièrement avec Bruno, qui sont autant de caricatures de confrontations entre un littéraire et un scientifique, cassent un peu le rythme mécanique de ses journées. Pourtant la rencontre fortuite d’une Anabelle, elle aussi meurtrie par l’amour, mais aux sentiments encore intacts pour Michel, va considérablement bouleverser son existence. Avec elle, le froid scientifique va tenter de ressentir ce qu’il a toujours considéré comme futile… L’amour et le plaisir.
Cette deuxième partie s’achève donc sur une amorce d’éducation sentimentale pour les deux protagonistes principaux du récit. Une vie sentimentale dont la suite sera décrite dans la troisième partie. Ainsi, on constatera que les conséquences de cette initiation à l’amour seront désastreuses pour Bruno : certes, il passe de très bons moments avec Christiane mais lorsque celle-ci est victime d’une paralysie des membres inférieures, il l’abandonne sans aucun scrupule. Elle mourra quelques temps plus tard et il retournera spontanément à la clinique psychiatrique.
Pour Michel, cet épisode ne sera qu’une parenthèse pour mieux retourner dans la routine de ses travaux. Malgré tous les efforts d’Annabelle, Michel ne parvient pas à l’aimer. Il apprécie énormément les moments passés avec elle mais il n’éprouve pas la même attirance que sa compagne. Il n’arrive pas à franchir le pas. Il n’a en réalité que faire de cette distorsion des sentiments qui détruit petit à petit son amie d’enfance mais le laisse complètement impassible.
Elle finira par mourir d’un cancer. Michel, quant à lui, achèvera ses travaux. Ayant ainsi perdu sa raison de vivre, il disparaîtra.
« La possibilité de vivre commence dans le regard de l’autre. », écrivait Houellebecq quelques dizaines de pages auparavant. En annihilant ce regard, Bruno et Michel ont achevé de vivre. Est-ce pour autant la fin des Particules élémentaires ? Pas tout à fait.
Car l’auteur entrecoupe sa trame principale de réflexions de son cru. Si la plupart d’entre-elles sont d’ordre scientifique et concernent Michel et son travail à caractère eugénique, Houellebecq couche également sur papier des considérations sociologiques sur l’évolution des mœurs amoureuses ou familiales des années ’60 à nos jours. Très caustiques, volontairement provocatrices, ces opinions ont principalement pour but d’étayer les personnages, de leur donner un peu plus de liant, de profondeur mais également de justifier leurs actions ou les pensées résolument contre-natures qui sont dévoilées au fil des plongées dans le subconscient de l’un ou l’autre demi-frère. Lancées sur des chemins divers et variés, elles déroutent le lecteur. Elles transforment le texte en particules. Elles apparaissent alors qu’on ne les attend pas, si bien qu’elles hachent l’acte de lecture. Toute routine textuelle s’en trouve mise à mal, anéantie. Pourtant beaucoup de lecteurs prendront le parti de ne pas emprunter ces voies d’anarchie littéraire. Tel un choix herculéen qui se présenterait à eux, ils préféreront prendre le chemin le plus facile : la focalisation sur la trame même en faisant abstraction de toutes ces digressions, quitte à placer des ponts au-dessus de rivières de dizaines de pages pour atteindre la péripétie suivante. Pourquoi ? Car les réflexions de Houellebecq sont tellement poussées qu’elles semblent tout droit sorties des livres scientifiques les plus spécialisés. À moins de s’accompagner de Wikipédia, rares sont ceux qui essaieront de comprendre les méandres du jargon biologico-moléculaire utilisé. D’autant qu’au final, tout cet étalage de science s’avère très dispensable.
Particules de textes mais également particules de style. Dans ce roman, l’écrivain adopte une manière d’écrire à trois facettes : scientifique pour ses pensées, lourde et pesante lorsqu’il décrit la vie de Michel comme pour renforcer un peu plus les sentiments de solitude et de vacuité qui caractérisent son existence, drôle, burlesque voire enfantine pour narrer les péripéties de Bruno, à l’image du personnage en somme.
Autre contraste saisissant, le vocabulaire utilisé pour raconter les aventures des deux demi-frères qui tranche nettement avec la scientificité des passages théoriques. Amis puritains, passez votre chemin ! Le thème du sexe, omniprésent dans le roman, est ici illustré avec tous les mots les plus réalistes et surtout les plus vulgaires de son champ lexical : on assiste ainsi à une prolifération textuelle de pénis en rut, de vulves atteintes par l’âge, de réflexions sur les différentes manières de faire une bonne fellation, de pénétrations et d’éjaculations diverses et variées.
Les particules élémentaires se révèle être au final plus le manifeste d’une esthétique houellebecquienne de la littérature que le récit d’une histoire. Dandy ouvertement choquant, l’auteur tente de faire exister au sein d’un même ouvrage science et littérature à l’état pur en cassant au passage tous les codes préétablis requis pour susciter l’acte de lecture : la pluralité du style, la dualité de la teneur des propos, les continuels soubresauts de la plaque tellurique du récit sont là pour nous rappeler que — sans aucune volonté d’apothéose — on ne lit pas un roman de Houellebecq comme on se plonge dans un Balzac ou un best-seller. Qu’on aime ou déteste le personnage, qu’on adhère ou qu’on considère sa rencontre comme une faute de goût, la première approche du personnage à travers ses écrits reste une expérience qui ne laisse pas indifférent.
Le problème, c’est qu’à force d’être envoyé dans tous les sens pendant 313 pages, le lecteur se demande ce qu’il doit retenir de cette expérience. Quelques réparties par ci, par là ? Un émerveillement face aux idées exposées ? La crudité obscène des termes employés ? Difficile de se faire une opinion précise tant les avis peuvent se révéler divergents. Désorienté, il pourra qualifier ce mélange de science exacte et de littérature d’étrange. C’est le parti que nous prenons.
Publié le 20/08/2009 sur le site Communelangue
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