« Les personnages de ce récit ne sont pas des hommes. Leur humanité est morte , ou eux-mêmes l’ont ensevelie sous l’offense subie ou infligée à autrui. Les SS féroces et stupides, les Kapos, les politiques, les criminels, les prominents grands et petits et jusqu’aux Häftlinge, masse asservie indifférenciée, tous les échelons de la hiérarchie dénaturée instaurée par les Allemands sont paradoxalement unis par une même désolation intérieure. »
Ce petit passage, fruit d’une gestation de deux dizaines de mois de (sur)vie à Auschwitz, est né de la plume de Primo Levi, un chimiste italien dont le seul grief était d’avoir une origine juive. Une fois son livre Si c’est un homme refermé, une fois qu’on a terminé le parcours de ce fragment d’existence en sa compagnie, on se rend vite à quel point ces quelques lignes concentrent à elles seules toute l’horreur des lieux mais surtout le dilemme de chacun de ses occupants : accepter de s’abâtardir ou bien mourir.
Dans ce camp où les seules choses qui poussent sont les fils barbelés et où la seule lumière qui abonde en dehors du soleil provient de flammes, rester un homme n’est plus la condition sine qua non pour évoluer en société, c’est devenu un arrêt de mort. En passant le portique d’entrée, l’écrivain comprend qu’il a abandonné son manteau d’humanité civilisée sur un paillasson de flocons de neige.
Tout entier, l’auteur va être pris dans l’engrenage terrible du système de « destruction de l’homme » élaboré par les Nazis. Coupé de son passé (on lui prend ses effets personnels et ses papiers d’identité dès son arrivée), vêtu de haillons qui ont jadis servis de linceuls à d’autres personnes, aspergé par l’eau capricieuse de douches insalubres et rendu méconnaissable par de cruels coups de rasoirs, le chimiste va également perdre son prénom et son nom : désormais, les lettres ont été remplacées par des numéros tatoués sur sa peau symbolisant la réduction de son être en une quelconque suite chiffrée qui ressemble fortement au code d’un coffre-fort nommé enfer.
« Häftling : j’ai appris que je suis un Häftling . Mon nom est 174 517 ; nous avons été baptisés et aussi longtemps que nous vivrons nous porterons cette marque tatouée sur le bras gauche. »Au rythme du sang clapotant dans des souliers de bois, Primo Levi accomplit les besognes les plus ingrates, se fatigue petit à petit puis de plus en plus au fur et à mesure que les carences apparaissent. Dans cet endroit ténébreux où le froid et l’épuisement fauchent ses semblables au fil des sélections, son seul phare est une ration de pain, une gamelle de soupe et quelques amis.
Car dans la visite guidée qu’il nous fait du quotidien d’Auswitchtz, on ne peut s’empêcher de déceler néanmoins une humanité. Pour la trouver, il suffit simplement de ne pas prendre le terme dans son acception moderne mais bien de se tourner vers ses racines , vers ses stéréotypes, vers le primitif. La vie en concentration au-delà des conditions infernales de travail, au-delà de l’harassement, des privations, des humiliations fréquentes est brossée avant tout comme étant l’histoire d’une communauté dont la création repose sur un et un seul leitmotiv : survivre. Pour atteindre cet objectif, toute une économie se met en place : cela va de l’artisan qui fabrique des cuillers avec un bout de métal aux prisonniers qui transforment le produit pour lui faire acquérir une valeur marchande plus conséquente, en passant par ceux qui le vendent en troc pour obtenir le maximum de la monnaie du camp : les rations de pain. Avec toutes les dérives que cela suscite pour pouvoir obtenir via les échanges de quoi combler son manque alimentaire : ainsi, les faits de vol sont légions et la moindre inattention est immédiatement sanctionnée d’un changement de propriétaire. Pourtant à côté de ces petits délits, on retrouve aussi une franche camaraderie entre tous ces hommes embarqués dans la même galère et qui communiquent entre eux avec des babils dignes de la Tour de Babel.
Parallèlement à cette alternance de scènes horribles et affreusement journalières, le déroulement du récit est pris en charge par le moteur de l’Histoire qui enraie progressivement le processus de bestialité au son de l’arrivée des Russes. Ce même médium qui met le camp en débandade et entraîne des milliers de captifs dans une ultime marche forcée dans laquelle beaucoup laisseront corps et biens. Heureusement pour la mémoire, Levi ne participa pas à cette traversée, cloué sur un des lits de l’infirmerie par une forte fièvre. Commence alors pour l’auteur et ses compagnons malades, une lutte pour continuer à vivre en attendant l’Armée Rouge . Dans le bloc où ils ont été isolés, ils arrivent , malgré la promiscuité et la peur constante d’être touchés par un bombardement , à s’organiser pour atteindre cet objectif en se nourrissant d’aliments congelés abandonnés ça et là dans le camp et en tentant d’améliorer leur confort par quelques combines de système D (création d’un chauffage avec un vieux poêle usagé, construction d’un circuit électrique avec une batterie de camion…). Et comme dans tous les récits de ce type, ce n’est que quand le manque se fera cruellement sentir que la délivrance apparaîtra aux portes d’Auschwitz.
Si c’est un homme est souvent considéré comme l’un des tous premiers témoignages littéraires sur l’enfer des camps de concentration. À ce titre, on serait vite tenté aujourd’hui de préjuger son contenu, de le classer dans la veine de tous ces témoignages guerriers qui ont fleuri ces dernières années. Ce serait néanmoins prendre un raccourci trop facile. Oui, bien sûr que le livre n’est certainement une histoire à l’eau de rose, oui, bien sûr que les faits narrés par le chimiste sont cruels, insoutenables encore plus lorsqu’on constate avec quelle « objectivité », avec quel calme il nous les raconte. Peut-on seulement blâmer la propension de Primo Levi à banaliser certains actes abjects lorsque l’on sait qu’il a côtoyé les facettes humaines les plus noires pendant presque deux longues années ? Quelle que soit la réponse que l’on devrait apporter à cette question, il ne faudrait cependant pas conclure qu’il ait placé son récit à l’aune du jais. Si on pouvait se permettre seulement de la résumer, on pourrait affirmer que les péripéties de cette humanité au conditionnel se résument à une page : d’une part ,maculée de lignes ténébreuses qui contiennent l’essence de la cruauté nazie mais également d’autre part, entrecoupée de blancs qui symbolisent autant de rayons d’espoir et de joie qui ont scintillé dans cet univers opaque.
« Peut-être ai-je trouvé un soutien dans mon intérêt jamais démenti pour l’âme humaine, et dans la volonté non seulement de survivre […] mais de survivre dans le but précis de raconter des choses auxquelles nous avions assisté et que nous avions subies. Enfin, ce qui a peut-être également joué, c’est la volonté que j’ai tenacement conservée, même aux heures les plus sombres, de toujours voir, en mes camarades et en moi-même, des hommes et non des choses, et d’éviter ainsi cette humiliation, cette démoralisation totales qui pour beaucoup aboutissaient au naufrage spirituel. »Par une ironie cruelle du sort, on peut constater que c’est sa volonté et son travail quotidien pour rester humain qui l’a rendu libre. Sans pour autant empêcher le navire de son existence de couler, un jour de 1987.
Chronique publiée sur le site Communelangue le 19-12-2009
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