Samuel Beckett - Tous ceux qui tombent (pièce radiophonique)

’est l’histoire d’une petite vieille comme les autres. Une petite vieille que le poids des ans a fait courber peu à peu. Une petite chose que chaque heure passée en vie, a rendu plus aigrie encore. Une vieille carne à peine ressuscitée d’un mal qui l’a clouée au lit. Et qui doit, en plus, aller chercher Dan Rooney aujourd’hui.
Dan, c’est le mari aveugle de cette dame âgée qui a vu beaucoup d’étés et dont le cœur s’est corrompu dans l’humus des feuilles d’automne.
Mme Rooney s’apprête donc à entamer son calvaire pour aller retrouver son mari à la gare. Cela l’embête, elle n’aime pas sortir. Mais si elle ne le fait pas, qui donc l’accomplira pour elle ? Personne.
« Sortir, de nos jours, c’est le suicide assuré. Mais rester chez soi, Monsieur Tyler, rester chez soi, qu’est-ce que c’est ? C’est s’éteindre à petit feu. »
Mme Rooney sort alors et va entamer son périple d’un pas trainant, la mesure caractéristique du pas d’un vieux. À cette foulée, elle aura juste le temps d’être à l’heure et pourtant ce ne sera pas le cas. En effet, elle a oublié de prendre en compte dans ses calculs sa vie sociale. L’avantage d’avoir déjà longtemps vécu, c’est qu’on connaît beaucoup de monde. Trop tendra à se dire Mme Rooney au fil de la pièce. C’est vrai qu’à force de tomber successivement sur Mr Tyler le facteur, Mr Slocum, le directeur des Courses, Melle Fitt, la bigote qui ne remarque jamais rien parce qu’elle marche avec le Créateur ou encore Mr Barrell, le chef de gare, le retard ne peut que s’accumuler. Pourtant tous ces personnages tendent à vouloir aider la pauvre personne âgée : le facteur veut faire la route avec elle, Mr Slocum l’invite à pénétrer dans sa voiture, Melle Fitt est réquisitionnée pour aider Mme Rooney à gravir les escaliers qui mènent à la gare… Sous le couvert d’une non-volonté d’assistance, cette dernière abuse des largesses et use ses samaritains au point de les dégoûter de leur geste :
« Rendre service aux gens, ah, parlons-en ! »
Tout ça pour constater à midi trente-six , une fois arrivée sur le quai, que le rapide de midi trente n’est pas encore en gare ! Où se trouve Dan ? Lui est-il arrivé quelque chose de grave ? On se rend compte que même si elle passe son temps à râler dessus, Mme Rooney l’aime bien, son Dan !
Lorsqu’après d’autres péripéties, le couple finit par se retrouver et reprendre la route dans la communion de leurs pas traînants, les chamailles de couples s’allument derechef : il ne s’agirait pas de tomber dans l’escalier ! Il ne faudrait pas marcher et parler en même temps sans quoi Dan perdrait son souffle et pourrait vaciller ! Il ne faudrait pas oublier non plus de donner un sou supplémentaire au petit Jerry qui a couru après les deux vieilles personnes pour donner à Mr Rooney quelque chose qu’il avait laissé tomber ! Enfin, si ce dernier, comme il le plait à le ponctuer, n’est pas dans la tombe !
Mais toutes ces tergiversations n’expliquent pas à Mme Rooney pourquoi le train a eu du retard. Elle questionne, elle veut savoir. Mr Rooney se montre évasif, raconte en éludant la fin, ne veut pas en dire davantage… C’est finalement le petit Jerry, qui au moment où il remet l’objet qu’avait laissé tomber Dan, annonce à la vieille femme aigrie que durant le voyage, un petit enfant est tombé d’un des wagons, avant d’être broyé par les terribles roues de fer.
Au fil de cette pièce radiophonique, Samuel Beckett s’amuse à nous dresser le portrait d’une vieillesse certes stéréotypée mais qui a encore cours à notre époque. Composé d’un côté dune vieille femme aigrie, faussement aguicheuse et passé maîtresse dans l’art d’enquiquiner les gens et de l’autre d’un vieillard aveugle à qui la vie n’apporte plus rien, le couple Rooney symbolise ces caractéristiques de respect, d’agacement et de générosité dont chacun a, à un moment ou un autre, affublé ses aïeux. Pourtant, ce loci communs, exploité sous le prisme des différentes manières de tomber, ne doit cependant pas jeter l’opprobre sur les héros qu’il met en scène : ceux-ci se révèlent au final terriblement attachants et leurs disputes horriblement drôles. Comme tous les petits vieux, en somme…

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