- On fait un pari ? reprit Monsieur Henri. Si dans une semaine ,vous n’aimez pas la grammaire, je casse ma guitare.
Un rayon de soleil perçait à travers les lourdes tentures de velours. Chaleur. Il faisait étouffant dans cette pièce. Invivable. Pourtant il y avait une présence à l’intérieur. Un vieil homme aux cheveux blancs. Comme la page qui se tenait devant les yeux. Affublé d’un costume vert qui s’étiolait de plus en plus au fil des ans et d’une épée de parade, il s’apprêtait à exorciser à l’aide d’un crucifix de papier un démon dont les réticences à la régularité mettait en danger sa confrérie. Pour arrêter l’hémorragie de crédibilité dont elle était la victime. Oui, aujourd’hui, il allait rendre accessible la grammaire au plus grande nombre. Créer une histoire qui convertirait n’importe quel lecteur à cet art séculaire. Pour le bien de tous.
Il aurait pourtant dû savoir que son entreprise ne tournerait pas aussi bien qu’il aurait pu le souhaiter. Quand un adulte entame un projet sous l’égide du « pour le bien de », cela se termine souvent en catastrophe. Certes,dans ce cas précis, son initiative ne se révèlera pas un échec total car il y a tout de même quelques bonnes idées dedans. Quelques traits de génie, quelques vagues d’originalité. Comme les grands écrivains. Mais en moins bien.
Sa plume commença à semer de mots le champs de son histoire. Ce seront ses héros, les mots. Ils auront comme tâche de faire rentrer le tapis grammatical dans le moule du conte allégorique: rendre l’abstraction vivante et animée facilite toujours la compréhension. Mais sans y adjoindre la poussière qui moisit dessous depuis des siècles. Il est inutile de gaver l’esprit des honnêtes gens de problèmes sans solution.
Les mots sont souvent l’image de leur créateur. Ils vont susciter une île perdue au milieu de l’azur, dans un endroit où eux seuls auront le droit d’évoluer après avoir provoqué la scission avec leurs anciens maîtres, les êtres humains. Les raisons de cette séparation sont multiples : olfactives (être un mot et résider dans une bouche à l’haleine constamment fétide n’est pas très agréable), sanitaires (avoir des caries comme voisines n’est pas ce qu’on pourrait leur souhaiter de mieux), phonétiques (lassitude des mots d’être constamment démembrés, abrégés, écorchés, mutilés, décapités…) ou encore éthiques (exaspération d’être continuellement appelés à toute heure du jour et de la nuit sans aucun respect !). Autant de prétextes qui ont poussé les mots à sortir de la bouche de l’Homme pour prendre leur indépendance sur ce bout de terre perdu en pleine mer.
Seules quelques personnes auront le droit de circuler dans ce microcosme lettré.
Seulement comment justifier la découverte de cette île si spéciale ? Le vieil homme réfléchit et après avoir écarté quelques pensées farfelues, décida de provoquer le naufrage d’un navire et d’y envoyer s’échouer deux jeunes enfants. Les enfants, ça passe toujours bien dans les contes, ça touche leurs homologues qui s’y identifient à eux mais également les adultes qui sont, quoiqu’on en dise, restés de grands enfants. Évidemment le cataclysme fera en sorte que les deux protagonistes perdront la parole et ne la recouvreront qu’en visitant l’île : l’un par la musique, l’autre par la grammaire. Deux domaines au fonctionnement identique.
Puis ayant eu l’occasion durant sa longue existence de vivre et de comprendre les rouages profonds de la société, il décide d’appliquer son principe pour élaborer la ville des mots : on y trouvera des marchands d’adjectifs, des créateurs de mots,un hôpital où les vocables trop utilisés peuvent retrouver une seconde jeunesse, des noms à la recherche de la relation adéquate, des adverbes en séducteurs invariables, des pronoms assassins de substantifs, des articles réduits au rôle d’hérauts nominaux … Tout ce beau monde se montre extrêmement volatile à l’air libre et ô combien docile lorsqu’on les couche sur papier. Leur union en phrase se faisant dans l’usine à phrases, selon un processus progressif d’écriture régi par les lois de la syntaxe, de la conjugaison et de la logique.
L’écrivain regarda ses idées griffonnées sur sa page et cela lui sembla bon. Pour affermir la cohérence de son système, il assimila le mariage à l’accord, entreprit d’ajouter un long passage dénonçant les dérives d’une analyse grammaticale trop poussée, qui aurait pour effet de tuer lentement la langue française, puis, conte oblige, injecta un peu de merveilleux en transformant une partie de l’usine à phrases en refuge post mortem pour les grands écrivains. Puis il rédigea l’entièreté de sa matière en un roman, y ajouta quelques mots compliqués (ça fait toujours bien), puis relut son travail et il vit que cela était bon.
Il rangea son épreuve dans sa sacoche , remit ses habits de ville et quitta le bâtiment à coupole, le sourire aux lèvres. Il venait de créer le premier conte grammatical.
Voilà comment on pourrait résumer la naissance de cette chanson douce. Pourtant si à l’oreille, elle peut paraître plaisante, elle n’est néanmoins pas exempte de fausses notes. Si la réduction du système grammatical du français à son acception la plus commune est compréhensible de par l’utilisation de la forme du conte, on restera néanmoins perplexe devant les nombreux jugements de valeur portés par l’auteur sur son propre univers (les articles ont un rôle assez inutile ? Les pronoms, assassins de noms ?*).
On se posera également la question de la pertinence de présenter la création de la phrase comme un processus mécanique calqué sur l’ordre syntaxique phrastique de base de la langue de Voltaire. Cette simplification semble extrême en ce sens qu’elle ne tient pas compte de la conscience que chaque auteur projette dans chacun de ses écrits. Conscience (ou pensée, c’est selon) qui est à la base même de l’acte de rédaction. Enfin, on pourra également épingler un mélange de ton – propos pas toujours adéquat (en effet,par exemple, comment justifier la présence d’un mot tel que « congénital » dans une explication volontairement tournée dans un style enfantin ?) qui, s’il ne nuit pas à la compréhension de l’histoire, pourra néanmoins fragiliser le confort de lecture d’un public plus jeune.
Au final malgré ces imperfections, Orsenna nous présente une démarche assez originale : voir la grammaire avec des yeux d’enfant. Si le livre est pétri de quelques pointes d’humour et de parodies acidulées de célèbres règles qui ont bercé / terrorisé nos débuts de jeunes écoliers, s’il présente un intérêt pédagogique évident pour une première prise de contact avec une matière que beaucoup trouvent rébarbative, il est néanmoins à déplorer que tant qu’à plonger dans la surenchère de fantastique, il n’ait pas été plus loin en balayant avec un spectre plus large d’autres facettes de la grammaire qu’il passe sous silence ici. En tant que (grand) écrivain de l’Académie Française, Orsenna construit ses phrases pour explorer une vérité, qu’il décide de nous offrir au travers de cet ouvrage.
Mais avec de nombreuses omissions.
[ORSENNA Erik, la grammaire est une chanson douce, Paris, Stock, 2001, 150 p.]
* Après il se peut que cela ait été fait exprès et que je sois tombé inconsciemment dans l’écueil de la critique facile sans aucune construction . Mais bon, étant normativement vacciné et n’ayant jamais eu aucun plaisir à jongler avec les quilles grammaticales, il est tout à fait plausible que ma chronique ne rende pas hommage à l’œuvre à sa juste valeur. Qu’à cela ne tienne. Prenez une boule , strikez et recommençons.
Chronique publiée sur le site Communelangue le 29/06/2009
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