Si on y réfléchit bien, on pourrait
facilement assimiler la rentrée littéraire qui nous assaille annuellement à
cette sensation que nous avons tous éprouvée, étant petits, en nous retrouvant
devant des rayons de jouets, dans un magasin, à l’approche de Noël.
Rappellons-nous ces moments où nos yeux
parcouraient avec avidité les myriades d’objets qui nous étaient proposés. Des
instants de contemplation auxquels notre parenté mettait brusquement fin avec
cette injonction : « choisis ». Acte difficile à accomplir pour les
jolies têtes blondes que nous étions devant la multitude de qualités énoncées
ou d’arguments étalés. En effet, quand tout le monde se proclame être le
meilleur, il est difficile de déterminer à quel saint se vouer (ou plutôt avec
lequel nous accepterions de jouer pendant de longues heures).
Ce dilemme et ses conséquences, je les ai
éprouvés au moment de m’intéresser pour la première fois au phénomène de ladite
rentrée littéraire. Même en étant vaguement initié à ce dernier adjectif, j’avoue
avoir été un peu perdu face à cette kyrielle de couvertures bariolées. Et si mon
bagage de lecteur aurait eu tendance à m’ éloigner promptement de cette
multitude (par cette grande loi implicite aux littéraires tendant à proclamer
que quantité et qualité font rarement bon ménage dans une histoire), mon
attention s’est néanmoins portée sur un roman traduit par Anna Gavalda, Stoner.
Car la démarche proposée par l’écrivaine au
lecteur a le mérite d’être soulignée. En effet, en rendant accessible ce roman au
public francophone, l'auteure se propose d’exhumer et de faire connaitre un
homologue anglais. Car il faut être franc : qui avait déjà entendu parler de
cet obscur John Williams avant la sortie de ce livre ? Un élément de
réponse pourra être fourni à travers l’année de publication de l’édition
originale aux États-Unis : 1965. Nous sommes en 2011. Faites le calcul.
Devant
l'impossibilité d'expliquer un tel délai , il est bon d’énoncer une vérité
implacable, histoire de rassurer l’auditoire : Stoner parle de Stoner. Plus précisément de l’existence de William
Stoner, né en 1891, et qui deviendra professeur de littérature anglaise à
l’Université du Missouri jusqu’à sa mort, 65 ans plus tard. Et dire que ce
dernier ne se destinait pas du tout à enseigner. Au début du moins.
Issu d’une famille paysanne très pauvre et peu
cultivée, l’enfant semblait devoir vivre un avenir semblable à celui de son
ascendance et ainsi s’échiner à travailler une terre qui au fil du temps
rapportait de moins en moins. C’est d’ailleurs pour résoudre ce problème que
ses parents vont se saigner pour l’envoyer étudier l’agronomie, dans l’espoir
que les connaissances de leur fils
puissent les aider à obtenir un meilleur train de vie.
Le passage de la campagne à l’université
est très difficile pour le petit Stoner : il perd ses repères, découvre
toute la rigueur que nécéssite la réussite des études supérieures et doit trimer pour obtenir gite et couvert. Si son
parcours en souffre, il parvient cependant à surnager. Tout bascule cependant le
jour où durant un cours de littérature anglaise, il est mis en présence du
rigide professeur Sloane qui, par le biais d’une simple interrogationlui
transmet l’amour des lettres. Abandonnant l’agronomie, il s’inscrit en
littérature où il décrochera finalement un doctorat.
Cet évènement amorce un changement radical dans la personnalité de William Stoner, de personnage
« terre à terre », il deviendra « fantasmagorique », ne
trouvant son plaisir que dans l’étude et à la lecture d’ouvrages de l’Antiquité
et du Moyen Âge. À partir de cet instant, , toute sa vie peut être résumée par
cette seule phrase : « Tout ce qui l’émouvait, il l’âbimait ».
Il y a d’abord son épouse, Édith, dont les
beaux yeux bleus le fascinaient et qui s’est mariée à lui par devoir. Malgré
tout l’amour que lui portera Stoner, celle-cine se révèlera être qu’une femme
emmurée dans son passé, son silence et son absence totale d’émotion. Supportant
mal l’aspect contemplatif de la vie de son mari, ayant besoin d’objectifs pour
vivre (un bébé, un élan artistique soudain…), elle finira par concevoir une
véritable haine envers son époux et accélèrera sa chute.
Il y a Grace, l’enfant issu de
cette union malheureuse, que son père élèvera et chérira tout seul. Un rayon de
soleil pour ce dernier qui se ternira petit à petit lorsqu’Édith se l’accaparera
sans qu’il puisse rien faire et qui s’éteindra dans les tumultes d’une
grossesse trop jeune et de l’alcoolisme.
Il y a aussi l’Histoire dont il ne se
préoccupera jamais vraiment et qui pourtant aura une influence constante sur sa
vie : de la Première Guerre Mondiale qui lui ravit Sloane et son ami Dave
Masters (mort à laquelle il ne se résoudra jamais) à la Seconde dont la
conclusion est concommitante avec le début de son déclin.
Mais il y a surtout l’enseignement et l’art
littéraire qu’il propulsera au rang de sacerdoce, après avoir vaincu son
« paradoxe » (l’impossibilité de transmettre son enthousiasme pour
la littérature à ses élèves). Rassemblant chaque jour de plus en plus de
disciples, Stoner leur présentera la littérature comme un mystère
incompréhensible. Un mystère pouvant frapper n’importe qui (comme lui avait été
illuminé par une banale question) et l’ouvrir à la beauté des lettres et donc,
au bonheur. Car dans le roman tout texte prend une valeur vitale :
d’ailleurs,le héros y puisera souvent le réconfort nécéssaire pour faire face
aux aléas de l'existence. Puni pour une faute qu’il n’ a pas commise (une
moquerie sur l’handicap), Stoner acceptera sans broncher l'humiliation que lui
fera subir son collègue Holly Lomax jusqu’à que son corps, rongé par le cancer,
finisse par crier grâce.
Ce sont tous ces « Il y a » -
développés bien plus en profondeur dans le récit – qui octroient à ce dernier
toute l’attraction nécessaire pour être apprécié. Bien loin de la biographie
fictive sans saveur que le quart de couverture laissait entrevoir, Stoner raconte l’itinéraire d’un homme
simple, seul, silencieux mais terriblement attachant. Oscillant entre entre la
banalité et le génie, le protagoniste esquissé par John Williams est à l’image
du cadre romanesque dans lequel il évolue : à la fois très véridique (par
des mentions chronologiques, toponymiques ou portant sur des pans de théorie ou
d’histoire littéraire, ce qui pourra nuire à la compréhension de l’histoire
pour les non-initiés) mais aussi très fantastique au vu de la place primordiale
qu’occupent les fictions au sein de cette fiction. Un récit comportant également en son sein de
nombreux thèmes à la résonnance très actuelle (l’impossibilité de se faire
aimer, la peur de l’enseignement, la non-compréhension entre les personnes, le pouvoir attractif du
littéraire) qui contribuent à la fois à lui donner un aspect moderne et humain.
Pour toutes ces raisons et pour bien d’autres encore, il convient de saluer
Galvada pour cette exhumation. Pareils
petits plaisirs ne sont pas nombreux, que ce soit sous terre ou dans les rayons
des magasins.
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