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A toi qui déprimes parce que tu vois le ciel se parer de nuages gris, sans pouvoir rien y faire. A toi qui aimais la douceur du plastique des transats parce qu'elle était le pont entre deux mondes : d'un côté, celui du bois vénérable de la scolarité où, malgré son, règne encore la loi animale. De l'autre, celui des vacances où tu pouvais à nouveau voir la lumière du soleil après une longue traversée forestière dans le noir. Mais tout cela semble si loin désormais.
Écoute petit. Je ne sais pas ce que nous fichons toi et moi sur cette plage à regarder mourir ce soleil. Il n'y a rien qui nous relie, sauf peut-être cette curiosité morbide à regarder une boule de feu se faire bouffer toute crue par la mer. Toi, qui penses que le poids des années me donne une expérience et une sagesse, que tu cherches tout prix à acquérir. Et c'est pour cela que je sais que tu m'écouteras. Alors, parce que j'ai passé l'âge où j'aimais voir les choses mal se terminer, je vais conclure notre fugace rencontre en te racontant la vie. Tu aurais pu choisir laquelle, si tu l'avais voulu, j'en ai tellement eu de toute manière. Mais pour éviter que tu exhumes les blessures du passé, je le ferai moi-même. Je ne veux pas te livrer sur les ailes du vent ce que d'autres portent en étendard pour se croire intéressants. Et te parler d'un temps où il fallait être au fond du trou pour se sentir heureux. Ou du moins, faire semblant de l'être. Non, cela ne te serait pas bénéfique. Je ne te parlerais pas non plus de cette époque où mille francs valaient vraiment quelque chose , où les dessins animés étaient faits avec de vrais dessins, où on lisait les infos dans les journaux. A quoi cela servirait-il que nos étalions nos argumentaires sur des époques que nous comprenons pas? Laisse-moi encore évoluer dans le « c'était mieux avant » et je te laisserai gambader librement dans « le futur, c'est aller de l'avant ».Et sur ce sujet, restons-en là.
Je vois déjà se formuler sur tes lèvres la question que j'attendais : tu te demandes comment cela est-il possible que j'ai eu plusieurs existences, c'est ça? Au fond, rassure-toi, ce n'est pas bien compliqué. Il y a d'abord celle-ci, qui file là maintenant tout de suite, et que tu ne connaitras pas . Et aussi toutes celles qui poursuivent leur cours dans mes rêves. Tous les souvenirs sur ces clés que j'aurais dû prendre aux différents carrefours de ma vie pour ouvrir des portes de perspectives. Même si je n'éprouve aucun regret au niveau de mes choix, quelques fois cependant, mon esprit vagabonde dans le possible et s'imagine mon devenir si j'avais passé tel ou tel palier. En fonction des chambranles, mon destin aurait été fort différent et tu ne m'aurais peut-être pas accosté sur cette bande de sable mouillé. Enfin, il y a aussi les vies que j'invente et de loin ce sont les plus amusantes à narrer car je peux moduler leurs déroulement à ma guise, modeler leurs histoires en fonction de mon public. Aujourd'hui, je vais te raconter l'une d'entre-elles, et je vais te demander de fermer les yeux. Et d'imaginer.
Imagine si au lieu d'être humain, j'avais été marron.
Probablement que ma vision du monde se serait limitée aux bruits d'une cour d'école. Mon père aurait été une terre forte et fertile où ma mère aurait pu s'accrocher pour lutter contre vents et marées. Avec le temps, elle serait devenue le plus beau marronnier du quartier. Et eux deux auraient formé un putain de couple solide comme on n'en voit plus depuis longtemps , même chez les chênes. Puis la nature faisant son cours, ma mère m'aurait donné chaque automne une centaine de frères lors d'un accouchement on ne peut plus écologique, avec le vent en sage femme et de la sève en sédatif. Ce serait au cours de l'une de ses portées que je serais né, en même temps que la chute des feuilles , à une époque dont je ne me rappelle plus l'année. Évidemment , les petits garçons qui s'égayaient en-dessous de ma tête n'auraient pas pu savoir que j'étais un marron. Au départ, je n'étais qu'une bogue, une boule verte hérissée de pointes, qui suscitait plus la crainte que l'admiration.
Quelque chose que tout un chacun pensait solide, inébranlable
En tant que marron, j'étais content d'avoir cette carapace autour de moi. Moi, j'avais peur de ce qui m'attendait dehors. Et pour cause, je ne l'avais jamais vu, ce dehors. Pourtant, la plupart des membres de ma très nombreuse fratrie avait osé le grand saut et avait aluni sur Terre. Leur bogue s'était brisée à l'atterrissage, mais pour eux, cela importait peu. Ils aimaient tellement leur nouvelle existence! Du haut de ma branche, bien emmitouflé , dans ma couverture d'épines, j'entendais leurs voix m'enjoindre de descendre pour découvrir cet Éden. Mais pour moi, châtaignes que tout cela! Je ne voulais pas. J'étais têtu. Descendre, je trouvais cela farfelu! Et ce fut ainsi jusqu'à ...
On ne fait pas toujours des choix. Un coup de vent plus tard et je me retrouvai en bas.
Mais ma bogue était toujours intacte alors je restai dedans. Pendant un bout de temps. Bien sûr, il y eut beaucoup d'amis , de passants, de samaritains qui tentèrent de m'en faire sortir .En vain. J'étais têtu. Je voulais vivre seul et je faisais tout pour cela. Quitte à dégoûter mes démarcheurs. Ce qui arriva.
Mais on ne fait pas toujours des choix.
Il y eut finalement des personnes courageuses, extraordinaires qui persistèrent, qui n'eurent pas peur de se frotter, de se piquer à mes barricades. Si les marrons avaient une religion, je dirais des Saints qui comptent pour moi. Et même si ce n'est pas le cas, je m'en fiche. Je suis têtu, je te l'avais dit.
Une épine tomba, une fissure apparut, et un marron solitaire se trouva à la rue.
A la découverte du vaste monde!
Tu sais petit, ma narration de marron s'arrêterait là. Parce que l'existence de quelqu'un n'appartient qu'à lui et ce n'est que lui qui peut décider de la partager avec quelqu'un , tu saisis? Mais comme tu m'es sympathique et que l'enterrement de l'astre solaire touche à sa fin , je ne vais pas te laisser sur ta faim. Je te dirais simplement que le marron vivra son destin, avec des hauts, des bas et des jours moyens. Parfois, il sera malheureux et se demandera quoi faire. Parfois il sera heureux , pendant des laps de temps plus au moins courts. Mais au-delà des montagnes russes de son quotidien, il sait qu'au fond de lui, il a un espoir. Un jour, il trouvera lui aussi une terre accueillante, quelque chose à se lier. Que ce soit dans dix ou vingt ans , ce n'est pas grave. Il sait que ça arrivera. Car attendre, c'est espérer.
L'espoir , c'est la plus belle chose qui existe au monde petit, alors ne désespère pas et dis-toi bien que tous les bas du monde ne sont que des prétextes, des tremplins pour viser encore plus haut. Toi, petit homme, qui viens de repartir de cette plage souillée par la marée noire du ciel et qui ne te doutes pas que dans les aventures de ce petit marron, il y a un peu le suc des miennes. Je suis têtu, c'est vrai,mais quelques fois on ne fait pas toujours des choix.
Finalement, retiens juste que c'est parce qu'on a peut-être tous un peu de marron en nous que la vie aime tellement nous en donner.