" Si je n'écris pas, c'est parce que je ne trouve un programme d'écriture digne d'intérêt et d'ailleurs je ne vaux rien, je ne suis attiré que par de médiocres choses, par des objets particuliers dépourvus de valeur intellectuelle et ne se rapportant à aucune vérité abstraite"
(M. Proust)
Il se promenait tout simplement. Sur le coin d’une route. Pourquoi n’avait-il pas pris le trottoir comme la société ou son éducation l’aurait obligé à le faire ? Il n’y en avait pas. Enfin si, mais en travaux. Des trous et de la boue un peu partout. Et des ponts provisoires en métal pour traverser les fossés. Mais il neigeait et tout était blanc, tout était mouillé, tout était gelé. Autant de raisons pour ne pas s’y risquer. Il n’avait jamais eu beaucoup d’équilibre et ce n’était pas le moment de se fouler la cheville, disait son bon sens rationnel. Le bon sens. Une entité érigée dans l’existence d etout un chacun à grand renforts de caractéristiques positives. Y compris dans la sienne. Mais lui, à chaque fois qu’on discutait à propos de cette valeur, ici, là ou encore autre part (ne demandez pas précisement où, il n’a jamais eu une traitre bribe de mémoire topographique), cela le faisait toujours ricaner. Le rictus se prononçait même lorsqu’il entendait certaines expressions consacrées telles que : « c’est l’évidence même ! », « c’est on ne peut plus rationnel », « le bon sens voudrait que ». VOUDRAIT. N’a-t-on jamais appris aux gens que Mr. « Je veux » meurt toujours à la guerre ? Qu’importe sa personne, qu’importe son apparence ?
Soyons clairs : si le bon sens consistait en l’ingrédient principal de la recette du bonheur, cela se saurait. Lui n’y a jamais cru. Il avait sa propre théorie et pensait que l’amplitude de ce don inné et fabriqué devait se situer quelque part au milieu des plateaux d’une balance qui déterminerait les moments exceptionnels et puis parfois plus compliqués d’une existence. Le hasard se chargeant d’alourdir l’un ou l’autre camp, en fonction des évènements. Une telle conception de son intuition lui permettait ainsi de proclamer que sa vie pouvait se réduire à une scie. Avec des dents pour les hauts et les bas. Et un tranchant pour couper (maladroitement évidemment, il s’agit de lui après tout !) la branche où il avait réussi (péniblement, pour les mêmes raisons) à grimper. Ses deux mains gauches empêchaient de déterminer si un tel acte avait été commis exprès ou non (il aimait tellement se tirer une balle dans le pied que cela n’aurait étonné personne).
Pendant ce temps, il tombe, tombe et tombe encore, sans motivation …
Récemment, il avait décidé de peser de tout son poids dans la partie la plus néfaste de l’instrument de pesée. Comme ça. D’un coup. Sans réfléchir (une vieille habitude). Avec comme conséquence d’alourdir tout ce qui évoluait autour de lui. Lourd le sommeil qui s’échappait rapidement auparavant à l’appel chantonnant du révéil électrique. Lourde la chaleur du soleil qui ne le faisait plus rire, ni espérer. Lourd le fantôme de son humeur qui rendait incolore et à jalouser la moindre parcelle d’un étincelant succès. Lourde sa carcasse au moment de se déplacer quand le devoir l’appellait. Une obligation enchanteresse au départ et qui s’était finalement mué en désillusion. De l’or au plomb. Comme une débâcle qui se poursuivrait longtemps encore.
Marchant lentement, lesté d’un poids imaginaire, un bruit lui avait fait tourner la tête.
Puis il s’était envolé.
Il ne s’était plus senti aussi léger depuis longtemps.
Depuis un lustre en fait. Il s’en rappelle, comme si c’était hier. Du doré de cette lampe temporelle qui reflétait des rayons venus de loin . Du ciel aussi bleu que les flots. On était sur la mer, chacun avec son embarcation. Enthousiasmés, tous, un beau jour de septembre, avaient commencé leur traversée. Il était du nombre. Dans une petite barque qu’il avait aménagé de la manière la plus amène possible. C’est qu’elle avait déjà souffert. Mais il avait tout effacé. En prévision de ce nouveau temps. Qui s’était mis à filer. Comme les écueils et les fossés, les maelstroms amers qui brisent les amis qu’on pensait insubmersibles. Comme ces coups de foudre qui rapprochent et puis délaissent. Ou ces facéties du sort qui font achopper sur les récifs les plus innocents des amitiés que l’on disait sincère.
Naviguer, dans les connaissances, dans les théories. Automatiser. Créer. Apprendre. S’enivrer d’encre et de lettre. De pages et de préceptes. Appliquer. Se blinder chaque jour davantage pour répondre aux semonces de plus en plus détaillées. Enthousiasme. Puis vient le jour où tout bascule.
Il s’était pris dans des rets invisibles qui l’ont empêché d’avancer. Il s’est progressivement distancé de la flotte qui avançait fièrement. Ce n’était pas grave, au début. Il pensait s’en sortir par force de travail ou un coup de génie, cela est déjà arrivé. Il a essayé de s’arracher et est parvenu un temps à se gaver de l’illusion de réintégrer ce cortège. Mais le mirage a fini par se lever. Il était seul et embourbé. Mis à part une petite fleur mauve en boutonnière et une lumière tendre dans le creux de ses yeux, il avait engagé toutes ses capacités et le trésor de son enfance pour terminer. Il avait perdu. Plus de plaisir de lecture. Carence complète d’inspiration pour l’écriture. Ce ne sont pas des éléments que l’on peut forcer à retrouver leur splendeur ou simplement à exister. Ils sont là un temps et puis subitement disparaissent, indépendamment de ce dont on bénéficie, comme entourage, comme biens ou comme félicité. Généralement, on considère leur évaporation comme anodine : il y a encore beaucoup d’autres choses à découvrir. Mais pas pour les personnes qui, comme lui, ne possèdent que ces arguments pour surnager. Enlevez-leur ces attributs et elles deviennent des spectres qui empoisonnent la vie des autres. Qui s’en vont. Que peut-il penser ? Qu’il creuse sa tombe, il le sait et le cruel paradoxe dans cette histoire (mais qu’est-au fond que cette suite de mots ?), c’est que c’est la fosse qui aura percé sa carapace. Du gâchis ? Certainement. Mais pour toutes ces excuses et bien d’autres encore, il avait décidé de couler. Descendre, tout doucement …
Bizarrement, la mer avait un goût qui mêlait le bitume froid au sang.
On dit souvent qu’on revoit sa vie défiler au moment de disparaitre. Lui, n’avait vu qu’une large bande dynamique floutée (saleté de myopie !) Certains affirment même qu’une grande clarté peut être aperçue au moment de rendre son dernier souffle … Lui avait réussi à percevoir deux rais de lumière avant de fermer ses yeux. Ce ne devait probablement qu’être une illusion d’optique … À moins qu’il soit bel et bien un privilégié ? Mais alors …
Était-ce Dieu qui était sorti du véhicule ?